Joseph Kessel

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Joseph Kessel, photographié par Pierre Choumoff.

Joseph Kessel (1898 - 1979), est un aventurier, journaliste et romancier français.

Mermoz, 1938[modifier]

Heureux sont les hommes qui rencontrent soudain, dans la révélation d'un métier, l'assouvissement de leurs désirs jusque-là incertains et la règle pour laquelle ils sont faits. Mais plus heureux encore ceux qui, riches de passions contradictoires, trouvent dans ce métier leur propre clef, la solution de leur être intérieur et le point d'équilibre entre les tendances qui les déchirent !


Un saint ne naît jamais armé de la sainteté comme d'une cuirasse. Un héros ne sort jamais tout cuit d'un moule fabriqué à l'avance. La grandeur de l'homme est dans sa complexité. Le reste n'est qu'image d'Épinal.


Je ne sais pas si cela est juste. Mais je sais que seules les grandes épreuves, les grandes chutes, les grandes réussites et les grandes chances font un homme grand. Une vie nourrie par elles ne peut tout de même pas être considérée comme une série de hasards heureux. La foudre ne tombe pas toujours à la même place. Pour l'attirer il faut une substance propice. Le danger et le triomphe ne vont qu'à des têtes choisies et c'est elles seules qu'ils couronnent. 


Mais il sentait que s'ils avaient toujours agi raisonnablement, les hommes depuis le début des âges n'auraient rien tenté. Et que vient un jour où, pour faire un pas en avant, il faut franchir la limite logique.


Il continua ; les autres suivirent sa trace. Et le prodige fut qu'ils réussirent comme lui, sans savoir comment. Ils n'eurent plus peur de la nuit, parce que lui, leur semblable, l'avait vaincue et dépassée. Il en fut toujours, et il en sera toujours ainsi tant que la grande terreur des hommes restera l'inconnu et qu'il s'en trouvera un parmi eux pour l'affronter. Alors les autres passeront dans ses pas.


Comment pouvais-je vraiment attendre dans cette nuit d'enfer l'arrivée d'un avion ? Et voilà qu'au bout d'une heure j'entendis le bruit d'un moteur tourner autour du terrain. Je me ruai hors de ma cabane, je hurlai : « Forcez les feux ! » Mais on avait beau les arroser d'essence, moi-même, à trente mètres je ne les voyais pas. « Il ne trouvera pas, il ne peut pas trouver », me disais-je. Il va se casser la « figure ». Comme je répétais cela, Mermoz atterrit impeccablement dans le triangle des feux. Il avait l'air de sortir d'un rivière. Il riait, « le courrier, vite ! » cria-t-il. Et il décolla dans le noir, dans le déluge.
Thomas passa la main sur son front. Dix années s'étaient écoulées depuis cette veille terrifiée, depuis cette apparition d'Apocalypse. Pourtant sa voix eut un frémissement presque superstitieux lorsqu'il ajouta, parlant du cavalier ruisselant de la nuit :
– Je ne comprends pas, je n'arrive pas à comprendre.


L'Armée des ombres, 1943[modifier]

Alors Gerbier dit à l'oreille de Legrain :
– On ne lâche jamais un camarade chez nous dans la résistance.
Legrain s'était tu.
– La résistance. Tu entends ? dit encore Gerbier. Endors-toi avec ce mot dans la tête. Il est le plus beau, en ce temps, de toute la langue française. Tu ne peux pas le connaître. Il s'est fait pendant qu'on te détruisait ici. Dors, je promets de te l'apprendre.


Par réflexe, Jean-François lança son canot dans le sillage qui emportait son frère. Soudain, sans force, il abandonna les avirons. La barque s'en fut lentement à la dérive… Jean-François ne sut pas combien de temps il lui fallut pour comprendre et croire ce qui s'était passé. Puis, il murmura :
– Sacré Saint-Luc… Quelle famille…
Puis il se mit à rire et fit route en chantant vers le rivage sur la mer obscure.


J'ai su que nous faisions la plus belle guerre du peuple français. Une guerre matériellement peu utile puisque la victoire est assurée même sans notre concours. Une guerre à laquelle personne ne nous oblige. Une guerre sans gloire. Une guerre d'exécution et d'attentats. Une guerre gratuite en un mot. Mais cette guerre est un acte de haine et un acte d'amour. Un acte de vie.
– « Pour qu'un peuple soit aussi généreux de son sang », disait un jour le patron avec son rire silencieux, « cela prouve tout au moins qu'il a des globules rouges. »


Et Saint-Luc a ajouté :
– Nous sommes seulement quatorze, mais nous sommes portés par des milliers et sans doute par des millions d'hommes. Pour nous protéger, des groupes de combat veillent sur tous les accès qui mènent à cette retraite. Et se feront tuer avant que de laisser arriver jusqu'à nous. Cependant, personne n'a l'orgueil ni même le sentiment de la puissance. Nous savons que nos soldats changent cent fois de nom et qu'ils ne possèdent ni abri ni visage. Ils vont en secret dans des chaussures informes sur des chemins sans soleil et sans gloire. Nous savons que notre armée et famélique et pure. Qu'elle est une armée d'ombres. L'armée miraculeuse de l'amour et du malheur. Et j'ai pris conscience ici que nous étions seulement les ombres de ces ombres et le reflet de cet amour et de ce malheur. Cela surtout, Gerbier, valait la peine.


Les cavaliers, 1967[modifier]

Les hommes de Mongolie vivaient en selle, mouraient en selle. Quand ils jouaient, ils ne pouvaient le faire qu’à cheval. Et, à tous les autres jeux – courses, tir à l’arc en plein galop, chasses à courre ou au faucon – ils préféraient celui qu’ils nommaient le bouzkachi. Les guerriers de Tchinguiz l’ont porté dans tous les pays que piétinaient leurs étalons et leurs cavales. Jusqu’à ce jour, après sept fois cent années, se joue dans nos plaines du Nord et tel qu’en ce temps lointain – le bouzkachi.

  • Les cavaliers (1967), Joseph Kessel, éd. Gallimard, 1967, p. 28


Comme ils étaient beaux les tchopendoz ! Tous ǃ Qu’ils fussent très jeunes ou couverts de poils gris. Élancés, tout en os et en nerfs, semblables, par les contours de leurs figures, aux faucons dressés pour la chasse, ou lourds de torse et de mâchoires, comme les molosses des caravanes nomades. L’âge de ces cavaliers, le dessin de leurs traits, la forme de leurs corps, ne comptaient pas pour le batcha. Ce qui mettaient chacun d’eux au-dessus des mortels ordinaires, c’étaient les meurtrissures, les cicatrices qu’il portait. C’étaient aussi, et même chez les plus minces, la masse du poignet et des mains faites pour arracher à l’adversaire et la garder ensuite, la dépouille de bouc, enjeu du bouzkachi.

  • Les cavaliers (1967), Joseph Kessel, éd. Gallimard, 1967, p. 53


Et surtout dans leur attitude, c’était depuis le regard jusqu’en dans la démarche, une assurance nonchalante et superbe en leur primauté. Leurs tchapanes pouvaient être élimés et crasseux, et ils pouvaient n’avoir pour tout bien qu’une masure ou une yourte et quelques chèvres sur un lopin de steppe ingrate, ils semblaient plus fiers, plus libres, plus riches, sous leurs bonnets fourrés, que les khans et les bays fastueux de la province.

  • Les cavaliers (1967), Joseph Kessel, éd. Gallimard, 1967, p. 53


– Je voudrais au moins quelques étoiles.
– Elles seront là bientôt, en leur temps, dit Ouroz.
Or, la première qu'ils virent n'appartenait pas au ciel. Comme ils sortaient d'une nouvelle boucle du sentier, une lumière palpita soudain très loin, très haut — mais pas assez loin, pas assez haut pour survoler la terre. Et bien qu'elle fût tout humble et fragile, elle leur sembla plus éclatante, plus radieuse qu'un astre majeur. Dans le désert de pierre, dans le froid des os et de l'âme, cette étoile-là était la chaleur des hommes et la flamme de leur feu.
– Le caravansérail ! s'écria Mokkhi.
Il se redressa, désentravé de la peur et de ses envoûtements. La main d'Ouroz abandonna son épaule. Il ne s'en aperçut point.


Or cette nuit, les jeux de la lampe fumeuse effaçaient, lavaient, chez les compagnons d'Ouroz toute disgrâce et tout stigmate. Il n'y avait là que bergers et routiers au sommeil, enveloppés d'étoffes à la vérité lamentables, sales, effilochées, déchirées, guenilleuses, mais que la magie de la pénombre changeait en molles et nobles draperies de même qu'elle suspendait soies et velours aux murs délabrés. Et si parfois, dans un visage indistinct, se levait une paupière, l’œil avait la densité d'un bijou obscur.
« Suis-je si différent d'eux ? » se demanda soudain Ouroz ?


« Au nom de l'amitié que tu as pour moi, n'arrête point ! » faillit crier Guardi Guedj à l'innocent. Par cette supplication, il prit enfin conscience de toute sa misère. Il ne redoutait pas la mort. Il vivait depuis trop longtemps dans son sein, mais il voulait — oh ! comme il voulait ! — que, au moment de mourir, une fois, une seule fois encore, sa mère pût l'envelopper de sa voix d'amour et dissiper cette solitude si ancienne qu'elle était devenue son unique famille et l'endormir lui, le centenaire, le vagabond, le sage, dans la ténèbre humaine, comme un enfant.
Sur le damboura, les doigts de l'innocent reposaient maintenant, chenilles ignobles.
La steppe, d'un seul coup, prit une couleur de cendre.


Il n'eut plus d'impatience et se laissa prendre, porter, soulever par le profond murmure rythmé qui sortait du masque immobile et montait, montait de ton, devenait bourdonnement, roulement, grondement. Enfin le chant éclata. Il disait :

Heï ! Heï ! Le feu joue dans mon sang
Et la steppe est si grande
Mon cheval, quand il veut, dépasse le vent
Et ma main le commande.

Heï ! Heï ! Va, cours, vole, camarade !
Au galop, droit devant !
La steppe est habillée de nuit maussade
Là-bas, l'aurore nous attend.

Heï! Heï ! Nous allons réveiller la lumière
Lance-toi jusqu'au ciel, mon coursier
Mais garde-toi d'érafler
La Princesse Lune de ta crinière


– Est-ce que..., est-ce que ?... chuchota Ouroz.

– Sur mon honneur, dit Mezror — sa voix était très grave et presque solennelle — sur mon honneur, tu pourras bientôt tenir entre tes cuisses l'étalon le plus difficile, aussi fort qu'avant.
– Qu'Allah t'entende ! dit Ouroz.
Sa voix avait force. Et ses yeux – éclat et ses pommettes – couleur. Un élan prompt, juste, le porta à sa selle. il s'y adossa, entoura d'un bras le pommeau, de l'autre, l'arçon et se tint le torse droit, la poitrine haute.

– Tu es un homme, lui dit Mezror, en vérité.
  • Les cavaliers, Joseph Kessel, éd. Gallimard, coll. « nrf », 1967, p. 434


La piste fauve, 1954[modifier]

Mario avait parlé d'une voix sourde et son regard s'était éteint. Je le contemplai avec stupeur. Le domaine était magnifique. Luzerne et maïs poussaient en abondance. Des nénuphars énormes et des papyrus gardaient les abords du lac Naivasha. Il y avait à la fois dans cette plantation des collines toutes sauvages et un système d'irrigation admirable. Et une piscine. Et des pur sang. Et Mario commençait, sur une grande échelle à cultiver la ramie, plante miracle importée de Chine.

– Que faut-il encore ? demandai-je.
Mon ami secoua sa tête aux drus cheveux blancs avec passion et désespoir.
– L'aventure est finie, dit-il.


Les Captifs, 1926[modifier]

Comment ne pas saisir l'essentiel des choses ? Les règles profondes de la vie s'imposent aux cœurs dont la cadence ne fut jamais aussi égale. Jamais non plus on ne la peut saisir aussi exactement que dans cette maison muette. Douce et vaillante mécanique, elle mène son labeur fidèle. Les malades écoutent sa leçon.


Elle aimait Pierre. Ce cri avait été son cri, plus profond, plus déchirant encore que celui de la mère. Rien au monde ne pouvait égaler son regret, son épouvante et sa funeste félicité. Car un instant elle fut heureuse d'un si dévorant bonheur qu'elle faillit en délirer. Que de joie aiguë, que d'indicibles chansons dans son corps ! Et quelle spirale de glace et de feu ! Elle avait à la gorge un nœud qui, s'il ne se déliait pas, allait la tuer. Soudain elle s'affaissa, avec des plaintes stridentes.


Plein de fatigue et d'horreur, Oetilé ne parvenait pourtant pas à détacher son regard de cette forme qui lui ressemblait encore par son épouvante, par son ignorance et qui, dans quelques minutes, allait tout comprendre. Marc eut l'espoir insensé que, lui aussi, à travers elle, saurait. Jamais il n'avait senti aussi transparent, aussi matérialisé, le grand passage, car la lutte désespérée de l'agonisant réduisait la marge flottante de la vie à la mort, la rongeait jusqu'à cette pointe extrême où l'une se mêle à l'autre impénétrablement.


Les enfants de la chance, 1934[modifier]

Vivant ne doit pas s'en tirer, mais je ne suis pas inquiet, il passera à travers. Comment ? Je n'en sais rien. Il a une figure à passer à travers tout. On appelle cela béatement la chance. Une sorte de protection extérieure, gratuite, sucrée et molle. Une vache à fortune pour favoris. C'est idiot et dégoûtant. La chance, la vraie, la secourable, forte et mystérieuse chance, elle est dans la chair digne de la porter, dans le cœur fait pour la nourrir. Elle est une sécrétion, un rayonnement. Elle est avec les gens comme Vivant avec moi.


Je ne sais pas votre emploi du temps. Mais, pour ma part, chaque jour que Dieu m'a donné ici, j'ai aimé autant que j'ai bu. Et par la vierge, j'avais soif.


Un grand cri triomphal, miraculeux, les atteignit alors. Comme un reproche, comme un soufflet, comme un dernier appel vers l'inaccessible rivage, vers le retour impossible du temps, de la jeunesse et de la chance.
– En avant, Ivan. Ivan Vivant, en avant !


Mémoires d'un commissaire du peuple, 1925[modifier]

Elle ne veut pas céder à cette crainte. L'espoir balaie tout de ses ailes magiques. L'hymne confiant, riche de sa propre ferveur, monte de nouveau :
« Je sais que tous, lorsqu'ils étaient jeunes, pensaient comme moi et qu'après les années ont passé et la routine les a englués. Je sais tout cela ; néanmoins j'ai foi, vaillamment et ardemment , en moi-même. »
« Mon avenir est vaste comme la mer que j'aime tant. »


Tout s'effaça pour Jerkov : sa famille massacrée, sa misère sans issue, les travaux mesquins, l'existence ruinée. Il ne vivait plus que dans les rythmes barbares et splendides, dans cet orage déchaîné de joie et de somptueux désespoir. […]
Jusqu'à l'aube, dans un cabinet particulier, Mitka la Canaille, en souvenir des nuits des Iles, saoula Jerkov de ses chansons préférées. Et le colonel eut contre lui, attentives à ses désirs, deux filles aux seins bruns.


La Russie est maintenant l'endroit du monde par excellence où tout ce que l'on veut peut se produire sans la moindre résistance. La Sainte Russie est un pays miséreux et dangereux. Elle se réjouira de n'importe quelle issue, pourvu qu'on la lui montre. Ainsi, nous avons d'une part une classe de la société dont tout l'effort, toute l'ardeur sont tendus vers la destruction de l'ordre existant, qui critique, sape, mine et jette à bas l'édifice moral d'une nation. D'autre part, il y a d'élégants dégénérés, des jouisseurs impuissants, et surtout une foule obscure, faite d'instincts mal définis, où toutes les semences trouvent un terrain favorable.


Les temps sauvages, 1975[modifier]

À leurs yeux, la Sibérie n'était qu'un désert glacé, maudit, et le voyage destiné à l'atteindre une interminable et ridicule entreprise. Moi... moi, dans une espèce de transe, je traversais des continents et des océans inconnus. Plus long le chemin, plus riches ses promesses. Et à son terme, au bout du monde, ces steppes de neige infinie, ces fleuves géants, ces forêts sans fin, ces tribus de l'âge de pierre, et les cosaques du Baïkal, de l'Amour. Et les chants des forçats.


L'ancien bagnard couchait presque son visage sans narines sur le bois de la guitare pour lui demander qu'elle offre et libère les mots, les mots simples et nécessaires. Il le faisait avec une foi qui rendait à chaque parole la force nue de ses origines.

Chants pour tout et toujours. Pour les larmes et l'orgie. La plainte et la révolte. Les chaînes et l'évasion. Des milliers d'hommes les avaient répétés siècle après siècle, au fond des mines de sel et d'or. Et lui-même, le colonel de Semenof, le maître du train blindé, les avait mille fois repris. Et sur cette même guitare primitive, usée, ravaudée, recollée, — seul objet, ici, ingénu.


Et ces officiers venus des quatre coins du monde, mêlés, brassés par deux jeux mortels, — j'étais des leurs aussi.

ET cette musique dont chaque vibration retentissait au fond des entrailles, et ces paroles dont je comprenais chaque syllabe, ces chants de joie sauvage et désespérée, délirante, déchirante, ils étaient à moi depuis toujours.
Vladivostok 1919. L'appel de la forêt.
L'Aquarium. Ma première boite de nuit russe.


C'était la voix : grave, dure, et nourrie d'une peine si poignante qu'il était difficile de la supporter. Et sa chanson ne ressemblait en rien à toutes celles que, ici, on avait l'habitude d'entendre. C'était une complainte, très vieille et très lente, d'une simplicité terrible et dont chaque mot tombait un à un, comme ces cailloux qu'on jette dans une eau étale et qui la font trembler longtemps, ride sur ride, onde sur onde.


Elle m'a invité. À sa table. Celle dont personne ne voulait. Elle a fait apporté une carafe de vodka blanche et une carafe de vodka colorée par une herbe jaune, de gros concombres malassol, des tranches de pain noir, des harengs, des tranches de saucisson et de fromage.

– Mange, mange, disait-elle, avec une excitation qu'elle contenait mal. C'était comme ça chez nous les jours de fête. Pas plus et pas souvent. Mais c'est bien meilleur quand c'est rare. Tandis qu'ici, maintenant...
Elle avait à peine touché à la nourriture et pris beaucoup de vodka jaune. Les yeux au loin, elle a parlé, parlé. Sa vie... toute sa vie.


Le bataillon du ciel, 1947[modifier]

Pourquoi tous ces hommes ont-ils laissé leurs habitudes, et leurs plaisirs, et leur sécurité ? Quel est donc cet instinct secret et sacré, plus fort que celui de vivre, et qui les pousse à embrasser la mort ? Aucun d'eux n'est un héros. Ils ont tous une épouvante humaine de la fin. Ils n'ont aucun goût du martyre. ils sont jeunes et forts. Ils aiment et le vin et les filles. D'où vient cette volonté, cet acharnement à saigner, à crever ? Moi, je sais pourquoi je suis ici. Je hais l'esprit allemand, je hais ma faiblesse physique et je viens vaincre ma peur. J'ai le sens aigu du mépris de moi-même. Je ne saurais vivre en le portant à l'extrême. Oui, moi, je sais... Mais eux ? Pourquoi ?


En quelques secondes la grande carlingue se trouva déserte et il ne resta que Willy penché sur le vide, ses cheveux blonds tordus par le mouvement de l'air.

Puis il referma la trappe sur ses compagnons de tant de mois qui, au bout de leurs grandes corolles blanches, se balançaient dans la nuit, entre le ciel et la terre de France.


Belle de jour, 1928[modifier]

Ce fut alors que se produisit chez Séverine le phénomène auquel échappent rarement ceux que gouverne un trop décisif instinct. Comme le joueur accablé quelques temps par une perte dangereuse se met, la première meurtrissure passée, à rêver de la table verte, des visages, des cartes, des paroles rituelles d'une partie, comme l'aventurier, un instant fatigué de l'aventure, se sent rongé soudain par des images de solitude, du combat et de l'espace, comme l'opiomane, en apparence désintoxiqué croit sentir autour de lui avec une douce terreur la fumée de la drogue, ainsi Séverine fut insensiblement cernée par ses souvenirs de la rue Virène. Pareille à tous ses frères, à toutes ses sœurs en désirs interdits, ce ne fut point la satisfaction de ce désir qui la tenta, mais les prémices dont cette satisfaction s'entoure.


La steppe rouge, 1922[modifier]

Peu à peu ses yeux se décoloraient. Une convulsion faisait trembler ses joues. Soudain, il se mit à parler et sa voix découvrait une souffrance si grave qu'elle fit taire aussitôt tout murmure dans notre cabinet. Et le bruit de l'orchestre lui-même sembla mourir.

Voici ce qu'il nous raconta.


Vent de sable, 1929[modifier]

Là, en une demi-heure, tandis que j'attendais mon ami Édouard Serre, je fus étourdi. Devant les cartes où s'étalaient les noms les plus prestigieux, les plus chargés de lointain et de secret, devant ces diagrammes et ses courbes qui transposaient en graphiques l'effort des machines et des hommes, les kilomètres, les sables, et les mers, en écoutant Serre donner au téléphone des ordres pour établir des postes électriques sur les côtes de la Méditerranée, dans le Sahara, en Mauritanie, à Santiago du Chili, à bord des avisos, je compris soudain que cette compagnie était un organisme gigantesque, avec ses chefs, ses disciplines, ses ingénieurs, ses navires, sa flotte aérienne, ses bâtisseurs dans le désert, ses aventuriers, ses mystiques, — bref, que c'était une des plus belles cellules humaines qui se puisse rencontrer car elle poursuit une œuvre de risque et d'amour, qu'elle est en plein élan, en pleine jeunesse, et que la réussite définitive — c'est-à-dire la mécanisation et la mort — sont encore loin d'elle.
  • Il est ici question de l'Aéropostale


D'ici très peu d'années on ne comprendra guère ce récit. Les machines volantes seront si rapides et si sûres, les instruments de bord et leur usage si perfectionnés que le vol deviendra une navigation paisible. J'espère cependant qu'on n'oubliera pas tout à fait les premiers courriers du désert.

Ceux qui mirent les premières voiles sur des coques creuses n'avaient pas plus de cœur ni d'audace.


Le lion, 1958[modifier]

L'exaltation de Patricia me surprit jusqu'au malaise. Elle agrippa ma main avidement. Ses doigts brûlaient d'une fièvre subite. Ses ongles, dentelés par les cassures, entraient dans ma peau. De tels signes, pensai-je, n'exprimaient pas seulement la joie de contenter un penchant puéril. Ils montraient une profonde exigence que l'enfant acceptait mal de voir toujours inassouvie. Se pouvait-il que Patricia fût déjà obligée de payer ses rêves et ses pouvoirs au prix, au poids de la solitude ?

La petite fille s'était mise à parler. Et, bien que sa voix demeurât étouffée et sans modulation, ou plutôt à cause de cela même, elle était comme un écho naturel de brousse.


Je tremblais de plus en plus vite. Ma peur croissait d'instant en instant. Mais il n'y avait pas un bonheur au monde que j'aurais accepté d'échanger contre cette peur-là.

Un rire enfantin, haut et clair, merveilleux, sonna comme un tintement de clochettes dans le silence de la brousse. Et le rire qui lui répondit, était plus merveilleux encore. Car c'était bien un rire. Du moins, je ne trouve pas dans mon esprit, ni dans mes sens, un autre mot, une autre impression pour ce grondement énorme et débonnaire, cette rauque, puissante et animale joie.


L'équipage, 1923[modifier]

– On ne sait rien, dit-il, avec un geste qu'il ne parvint pas à rendre insouciant.
– Ils étaient quatre, Thélis ? demanda Marbot à mi-voix.
Le capitaine ne répondit pas. La mort entra dans le mess.
Mais Neuville, en qui se glissait l'épouvante, voulut une diversion.
– Sans atout, dit-il.
– Et Charensole répliqua :
–Deux trèfles.
Il parut à l'aspirant que l'air manquait à toutes les poitrines, mais on ne pouvait ouvrir la porte. L'orage frappait la nuit. Comme ils ne trouvaient pas d'autre occupation, la partie continua.


– Souviens-toi d'une chose, Herbillon. Je suis très croyant. S'il m'arrivait de ne pas rentrer, qu'on dise une messe.
Sans laisser le jeune homme répondre, il courut à son appareil. Il partait, le premier, reconnaître le front.


Une balle perdue, 1935[modifier]

Personne ne le menaçait. Aucune tâche ne lui avait été confiée. il ne retardait aucune défaite. il subissait simplement une force tellement naturelle, tellement nécessaire qu'il n'avait point de mérite à lui céder. Cela n'exigeait ni réflexion, ni courage.
« Je suis incapable de faire autrement, pensa Alejandro. Et voilà tout. »
Comment eût-il su, dans son innocence, que, debout sur un toit, seul avec sa carabine et son pistolet, il avait à sauver envers lui-même les deux sentiments sans lesquels il ne pouvait pas vivre : son amour de la vie et le sens le plus pur de la dignité humaine ?


Il n'était plus seul au monde... Un autre se battait aussi, sans espoir et seulement pour la beauté, la dignité de la vie... Un camarade...
Depuis deux jours, Alejandro ne croyait plus aux hommes. Et c'était son malheur. Tout à coup, il pouvait renouer avec eux.


La Rose de Java, 1937[modifier]

Alors, elle m'adressa un regard où la supplication la plus éperdue se mêlait à une terreur mortelle. Elle avait si peur qu'elle ne pouvait plus faire un mouvement ni proférer un son. Mais ses yeux criaient au secours.
Or je ne fis rien.


En Syrie, 1927[modifier]

Il ne faudrait jamais entreprendre de raconter un voyage : on est d'avance vaincu. Comment restituer à la flèche son mouvement une fois qu'elle est tombée au pied du but ? Comment parler d'une traversée alors que le roulis du bateau ne verse plus aux veines son balancement sensuel, peindre le désert immobile alors que les roues d'une voiture ne crissent pas sur son sable doré ? Comment goûter jusqu'à l'angoisse, jusqu'à la volupté l'expression d'une figure nouvelle, le jeu d'un rayon, d'une guenille quand ce ne sont plus des spectacles passagers, mais des souvenirs fixés et morts, enfouis dans le cimetière de la mémoire ? Mais que faire ? Si l'on aime, il faut parler de l'objet de son amour.

  • Incipit
  • En Syrie (1927), Joseph Kessel, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2016  (ISBN 978-2-07-045956-8), p. 9


Que de peaux et d'odeurs, que de silhouettes différentes sur le quai de Beyrouth ! Voici un homme si blond et de type si mongol que je m'adresse à lui en russe. Mais il ne comprend pas. En revanche, un nègre me répond dans cette langue. Des Tcherkesses, des Turcs, des Libanais, des Arabes, des Éthiopiens grouillent sur les quelques mètres carrés du débarcadère. Guenilles, cris et soleil. l'Orient.
Cette contradiction, cette cohue bariolée, cette confusion et cet éclat sont l'image même du pays où j'aborde.

  • En Syrie (1927), Joseph Kessel, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2016  (ISBN 978-2-07-045956-8), p. 13


Jardins de Damas, les plus beaux que je connaisse ! Ondoyants, odorants, ils enserrent de leur douce étreinte les quartiers indécis qui s'infléchissent mollement au gré des arbres. Il semble que dans cette grande mer verte les maisons ne soient que des barques mal arrimées.

  • En Syrie (1927), Joseph Kessel, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2016  (ISBN 978-2-07-045956-8), p. 21


La légion !
Ce mot, pour tout esprit sensible au mystère, au courage, au hasard, a un pouvoir fascinant. Comment ne pas subir l'attrait de ces hommes au passé aboli et qui, dans les fatigues et les périls d'une guerre éternelle pour eux, trouvent leur refuge suprême ?
Ils passent lents, carrés, derrière les bêtes de somme. Ils ont des figures fermées comme des énigmes. Ils vont tête nue. Le soleil pesant ne les effraie pas, eux qui le portent en épaisses couches fauves sur les joues, les nuques et les fronts.

  • En Syrie (1927), Joseph Kessel, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2016  (ISBN 978-2-07-045956-8), p. 40


Trop souvent, depuis la guerre, la France n'a pas su vouloir, dans un sens ou dans l'autre. Qu'elle ne reste pas en Syrie entre deux chaises.
Si l'on peut assurer la paix et le développement de la Syrie,— et alors le mandat deviendra, même pour nos finances, profitable —, qu'on emploie les moyens nécessaires.
La Syrie vaut la peine d'un grand effort. Le fait que déjà se montrent des prétendants à l'héritage du mandat français le prouve suffisamment. Mais, je le répète, mieux vaut abandonner la partie que de s'user à la jouer mal.

  • En Syrie (1927), Joseph Kessel, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2016  (ISBN 978-2-07-045956-8), p. 88


Le Coup de grâce, 1931[modifier]

Ces éminences semées à travers Damas avec un bonheur d'emplacement qui semblait préconçu renvoyaient, plus précieuse encore, la lumière ineffable qui les enveloppait. Des jardins secrets étaient comme les ombres de ce rayonnement. À gauche et à droite rougeoyait l'anneau des monts déchiquetés, nus, couleur de fauve, qui veillait sur le désert. Et cernée par eux, dans la vallée bénie du Barada, à perte de vue, la terre portait, sans une éclaircie, sans une défaillance, la plus géante forêt de fruits de l'univers. C'était la Ghouta, verger miraculeux, aux portes de la ville.


Aimer les courageux, bien choisir les amis, leur rester fidèle à travers tout, mépriser les femmes au point que recevoir d'elles de l'argent ne tirât pas à conséquence, ne pas tenir à sa vie ni à celle des autres, savoir commander, savoir obéir tout en restant digne et en montrant qu'on peut aussi bien refuser même si les bataillons disciplinaires ou le poteau d'exécution doivent être la rançon de ce refus. Voilà les articles qui formaient l'essentiel de la loi d'Hippolyte.


Et l'attente de cette minute précipitait jusqu'à l'angoisse la cadence d'un cœur que l'Orient entier vénérait pour sa fermeté. Et l'intelligence la plus subtile, la plus froide et la plus persévérante qui se pût rencontrer à travers les déserts et les villes arabes butait contre cette minute, incrédule comme devant un miracle.
Violette... Violette !


Cette minute ne devait plus se répéter. Hippolyte le savait bien. Dès l'aurore, il y aurait un chef et un subordonné. Mais pour l'instant, dans la niche aux damnés, se tenaient serrés l'un contre l'autre deux amis comme il n'y en avait jamais eu, comme il n'y en aurait jamais.


La Vallée des rubis, 1955[modifier]

Je l'observais avec avidité. Mais pendant tout le voyage, – que l'avion survolât les déserts obscurs de l'Arabie, striés soudain par le trajet flamboyant des pipes-lines, ou qu'il glissât en plein jour au-dessus de l'Océan Indien, – Nehru garda les paupières closes et un visage entièrement immobile. Était-ce le sommeil, le repos ou le rêve ? Ou bien rejoignait-il, par l'effort de la pensée, sa substance intérieure et celle de l'univers, cet homme qui était sorti des prisons coloniales de l'Angleterre pour devenir l'un des arbitres des destinées de l'Empire britannique et qui, nourri par la sagesse la plus ancienne, la plus méditative, la plus hostile au mouvement, sautait de continent en continent.

  • La Vallée des rubis (1955), Joseph Kessel, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2009  (ISBN 978-2-07-038846-2), p. 26


Hong-Kong et Macao, 1957[modifier]

Mais un immense trou creva soudain la base des nuages et du fond de l'espace une étendue d'eau étincelante surgit, semée d'îles sans nombre. Elles n'étaient que des morceaux de rocs ancrés dans la mer, tantôt nues et tantôt boisées ; et toutes sauvages et désertes. Toutes – sauf une. Par contre, sur celle-là, il n'y avait pas un pouce qui fût libre. Sous les feux du soleil, on apercevait un hérissement gigantesque de murs et de toits, une masse d'édifices compacte et soudée comme un bloc.
Cette île était Hong-Kong…
Pourquoi, au milieu de tant d'autres, avait-elle cet aspect, ce destin prodigieux ?

  • Hong-Kong et Macao (1957), Joseph Kessel, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2011  (ISBN 978-2-07-044064-1), p. 9, 10


La Passante du Sans-Souci, 1936[modifier]

Ce samedi, la femme passa devant moi à la même heure environ que les nuits précédentes.
Un petit jour gluant, porteur de brume et de suie, s'annonçait à des signes indéfinissables.

  • Incipit.
  • La Passante du Sans-Souci (1936), Joseph Kessel, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2002  (ISBN 2-07-037489-0), p. 11


Il me sembla voir cet enfant infirme, épiant à travers une cloison les gémissements d'une femme ivre et déracinée…
L'aube sale dans les petites chambres au papier usé, flétri… Les bruits suspects des couloirs… L'angoisse d'un cœur trop faible, trop jeune pour sa charge… Je voulus échapper à tant de misère.
– Allons max, dis-je brusquement. Conduis-toi en homme. Il ne s'agit pas de te plaindre, mais d'aider Elsa.
L'enfant tressaillit et dit :
– Vous avez raison… oui… Je n'ai pas assez de courage. Mais cela n'arrive jamais devant elle. Je vous jure que ça ne recommencera plus… Il faut me…
Je l'interrompis encore :
– Tu vas réveiller Elsa, et nous verrons ensemble ce que l'on peut faire.

  • La Passante du Sans-Souci (1936), Joseph Kessel, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2002  (ISBN 2-07-037489-0), p. 71


– Vous êtes sûr… tout à fait sûr que votre ami, le roumain… le vagabond…
– Istrati ? Eh bien ?
– Qu'il a vu, senti des choses aussi laides que tout cela ?
Je compris que la crainte de Max dépassait, débordait sa quotidienne détresse. Elle avait trait au noyau même de sa vie, au feu qui veillait au plus essentiel de lui-même. L'infirme tremblait que tant de boue ne l'étouffât.
- Istrati avait plus de quarante ans, lui dis-je, qu'il se savait pas encore comment on mange à sa faim. Il a connu toute la misère de la terre.
- Je m'en souviendrai mieux, dit Max.

  • La Passante du Sans-Souci (1936), Joseph Kessel, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2002  (ISBN 2-07-037489-0), p. 143


Bientôt passerait devant lui l'inconnu, dont les pas au-dessus de sa tête avait ébranlé l'escalier. Il noterait son départ à coup sûr, mais d'une façon abstraite, passive. Sa vie, je le sentais, s'était séparée de celle d'Elsa dans la mesure où un fruit humain formé se détache de celle qui l'a conçu. Il n'y avait plus entre ses deux êtres de lien indissoluble, organique dépendance. Max commençait d'exister pour son propre compte et selon sa propre loi. Il ne suivait plus. Il avançait tout seul pour échapper à une chute commune. Une ombre descendait, une autre montait dans le jeu terrestre. Elles se rencontraient encore, se frôlaient dans leurs progressions inverses sur un instable palier. Pour combien de temps ?

  • La Passante du Sans-Souci (1936), Joseph Kessel, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2002  (ISBN 2-07-037489-0), p. 144


Nuits de Montmartre, 1932[modifier]

Il est un lieu auquel rêvent en même temps, lorsqu'ils sont harassés de travail, de peine ou de richesse, le banquier de New-York dans son bureau, le propriétaire argentin dans sa hacienda, l'industriel allemand dans son usine, le commissaire du peuple dans sa cellule, le comprador chinois sur sa natte d'opium.
Ce lieu, que l'éloignement, le souvenir, une renommée singulière et magnétique, ornent de tous les charmes, de toutes les lumières, s'appelle Montmartre.

  • Incipit
  • Nuits de Montmartre, Joseph Kessel, éd. Les Éditions de France, 1932, p. 1


– Si tu avais su ce que c'était, tu n'aurais pas tué, avoue-le.
Alors, le vieux qui n'avait plus de dents, qui avait la tête tremblante, sortit un pétard, et je te jure que si je ne le lui avais pas enlevé il recommençait, à son âge, sur son neveu.

  • Nuits de Montmartre, Joseph Kessel, éd. Les Éditions de France, 1932, p. 104


On eût dit que cet homme qui ne savait pas parler, avait enfin trouvé son moyen d'expression. Toute sa furie retenue par la vie d'une grande ville, toute sa soif de l'espace, de l'aventure et de la bagarre, toute son âme déchaînée, primitive, tout son cœur bestial et sanglant, hurlaient à travers les notes de l'accordéon, qu'il pliait et dépliait de ses mains terribles avec un rythme, une frénésie, une sauvagerie qui n'avaient rien d'humain. C'était le chant de l'instinct nu.

  • Nuits de Montmartre, Joseph Kessel, éd. Les Éditions de France, 1932, p. 118


– Je t'aurais fait tuer comme un chien. Tu ne mérites pas plus. Mais j'ai regardé ton dossier. Tu as un père qui est honnête. Alors, tu n'auras que ça.
Avant que j'aie eu le temps de comprendre, je sentis une joue me brûler comme le feu, puis l'autre. Il m'avait ouvert la gueule avec sa cravache.
Alors…
Ecoute bien, je n'ai jamais permis qu'on me touche à la figure ni ailleurs, mais à la figure surtout. Mais ce jour de Noël, j'ai fait le salut militaire, j'ai ravalé le sang qui me coulait dans la bouche et j'ai répondu :
– Merci, mon lieutenant.

  • Nuits de Montmartre, Joseph Kessel, éd. Les Éditions de France, 1932, p. 143, 144


Certaines nuits, à Montmartre, sont singulièrement fécondes en récits et en actions. Ce sont elles qu'attend obscurément, au prix d'une patience indéfinie, celui qui aime le mystère brusquement percé, l'aventure subite et brutale, la dure émotion.

  • Nuits de Montmartre, Joseph Kessel, éd. Les Éditions de France, 1932, p. 177


Il n'y a de vraies fêtes que pour l'enfance.
Ensuite elles deviennent, selon les tempéraments, une habitude agréable, un plaisir à date fixe, une obligation à l'amusement ou même une source de mélancolie. Mais leur éclat, leur fraîche plénitude, leur halo de miracle sont réservés aux premières années où la vie prend une conscience naïve d'elle-même.

  • Nuits de Montmartre, Joseph Kessel, éd. Les Éditions de France, 1932, p. 209


Là-bas [En Russie], quand Noël approchait, sur le fleuve gelé, les traîneaux magnifiques attelés de trois chevaux noirs glissaient au son des clochettes, la neige couvrait d'un tapis dense et sourd la steppe blanche. Là-bas, derrière les doubles fenêtres, les lumières, dans la nuit précoce, étoilée et sauvage, avaient une douceur, un appel infinis. Des sapins entiers servaient d'arbres de joie. Et comme les adultes eux-mêmes avaient, dans ce pays, une âme d'enfant, on sentait dans toute la ville, bloquée par l'espace et la neige, à chaque fin d'année, une liesse profonde et ingénue.

  • Nuits de Montmartre, Joseph Kessel, éd. Les Éditions de France, 1932, p. 210


Les Nuits cruelles, 1932[modifier]

Un jour que, dans un petit bar, tout de laque et de silence, nous nous entretenions à mi-voix de nos voyages, mon ami le pilote Estienne parla ainsi :
– Vladivostok est une ville que les grands vagabonds traversent souvent, mais où ils ne s'arrêtent guère. Par quoi les retiendrait-elle ? Une fois que, venant du Japon, on a découvert sa rade, ornée de collines doucement ondulées, que l'on a admiré le travail du brise-glace, monstre maladroit qui effondre la carapace du gel dans un sillon d'eau vierge et sombre, Vladivostok n'a plus d'attraits.

  • Incipit
  • Les Nuits Cruelles, Joseph Kessel, éd. Les Éditions de France, 1932, p. 1


C'était en 1918. Depuis il y régnait.
Le mot n'est pas trop fort, car Semenof, dès lors général et ataman, avait soumis le pays à une domination de fer. Il commandait à six ou huit mille gaillards que n'effrayaient ni un baril de vodka ni la mort. Seule force compacte dans la région, ils s'imposèrent d'abord comme élément d'ordre, puis comme élément de terreur. Car l'élan — peut-être désintéressé — qui avait guidé au début Semenof se transforma vite en un désir effréné de jouissance. Une ripaille sanglante commença qui durait encore.

  • Les Nuits Cruelles, Joseph Kessel, éd. Les Éditions de France, 1932, p. 26, 27


– Je vous aime bien, vous autres, Français. Vous êtes les seuls étrangers tolérables. On sent que vous n'avez pas d'arrière-pensées politiques comme les anglais, ni commerciales ou, ce qui est pire, morales comme les américains. Vous êtes gais et vous aimez les femmes. Nous préférons le vin et le sang. Avec ces goûts-là on peut s'entendre. Et puis surtout vous êtes intelligents. Vous comprenez ce qu'on vous dit. Et vous savez, par moments, on a besoin de parler.

  • Les Nuits Cruelles, Joseph Kessel, éd. Les Éditions de France, 1932, p. 39


Le dernier, presque aussi pétrifié qu'eux, appuyait une guitare contre sa poitrine. Sans le mouvement d'un énorme rubis qui remuait comme un insecte en feu, j'aurais pu croire que l'instrument chantait tout seul. Et de quelle chanson ! Je n'ai de ma vie entendu quelque chose d'aussi farouchement tendre, d'aussi plaintif, d'aussi funeste. C'était toujours le même motif, avec des variations à peine perceptibles, mai simples, mais fraternelles, et qui faisaient prendre en pitié tout l'univers. Le son un peu grêle des cordes leur ajoutait je ne sais quelle humilité qui serrait le cœur. On eût dit une tristesse étonnée, insondable, insoutenable d'enfant.

  • Les Nuits Cruelles, Joseph Kessel, éd. Les Éditions de France, 1932, p. 49, 50


L'équilibre suprême dont sa vie dépendait allait se rompre.
Soudain, Naki se redressa à demi ; d'un mouvement désespéré, il fit volter sa voiture et, dans un dernier sursaut de volonté, s'étendit contre les roues qu'il bloqua de son corps.
Puis sa grosse tête s'imprima, inerte, dans la poussière.
Très pâle, miss Evelyn sauta sur le sol. Et, devant le cadavre du kourouma, elle eut enfin l'impression vague d'être devant un homme.

  • Les Nuits Cruelles, Joseph Kessel, éd. Les Éditions de France, 1932, p. 158


Mary de Cork, 1925[modifier]

Il eut à peine le temps de s'incliner que la porte s'ouvrit. Une silhouette dressa, pendant une seconde, sa forme chétive sur le fond lumineux et ce fut de nouveau la nuit complète.
Elle était là, près de lui. Leur silence fut long. Il sentait sa respiration rapide qui, dans les ténèbres, était la seule marque de sa présence. Enfin il murmura :
– Mary.

  • Les Cœurs purs, Joseph Kessel, éd. Gallimard, 1934, p. 28


– Pourquoi priez-vous ?
Une voix s'éleva, si connue qu'il en fut tout bouleversé de tendresse et que de nouveau sa force déserta son corps.
- Pour que notre séparation prenne fin, dit-elle
La main de Beckett palpita, affermit son étreinte ; il allait attirer Mary contre lui, lorsqu'elle ajouta :
– Et je demande à Dieu qu'il vous fasse connaître enfin votre vrai devoir d'Irlandais.
Alors il retrouva dans la douceur enfantine de ce timbre l'accent implacable, la funeste volonté et sa courte béatitude fondit en une détresse sans limites. Mary ne revenait pas repentante, mais armée pour le même combat qui les avait si mortellement déchirés. Dès les premières paroles apparaissait, opiniâtre et fatale, l'image de leur discorde. – Mon devoir… commença-t-il.

  • Les Cœurs purs, Joseph Kessel, éd. Gallimard, 1934, p. 29


Mary se redressa. Une tendresse poignante la poussa vers Beckett, une pitié plus qu'humaine, comme celle dont on berce les agonies. Elle prit entre ses paumes le dur et bon visage, le regarda longuement. Puis, d'un accent que Beckett ne lui avait jamais entendu, féminin, chargé de langueur et de plainte douce, elle dit :
– Art, ce soir je vous aime pour la première fois.
Mais il accueillit cette voix avec indifférence, comme si rien, désormais, ne le pouvait émouvoir.

  • Les Cœurs purs, Joseph Kessel, éd. Gallimard, 1934, p. 66, 67


Makhno et sa juive, 1926[modifier]

Ce retour, ah ! ce retour chez lui, après dix ans de bagne à frotter les fers des pieds contre les fers des mains. Et Champ-la-Noce ! Et ses gars qui l'accueillaient ! Et toute la Russie qui fermente ! Et sa haine pour tout, la vengeance qui s'offre, la joie mêlée de rage, les filles aux riches croupes, le sang, le sang !

  • Les Cœurs purs, Joseph Kessel, éd. Gallimard, 1934, p. 93


Une grand cité frémissait d'agonie, tout entière.
Et c'était lui, batko Makhno, l'ancien bagnard, qui tenait toutes ses vies dans sa paume sèche. Quelle revanche !
On bombarda jusqu'au soir.
Alors, avec leurs cris de bêtes, les hommes de Makhno se ruèrent au galop vers la ville qui, depuis longtemps, avait ouvert ses portes. Je ne vous dépeindrai pas la course à travers les rues désertes, l'assaut des caves ; les maisons flambantes, les plaintes des femmes violées, l'ivresse et le stupre.
Je vous dirai seulement que ce fut une belle nuit parmi les belles nuits, car, plus que le plaisir de l'alcool et de la luxure, elle apportait le sentiment d'une puissance sans limites, d'une indicible liberté.

  • Les Cœurs purs, Joseph Kessel, éd. Gallimard, 1934, p. 125


Ce n'était pas les traits réguliers et fins de son visage qui en faisaient surtout la beauté. C'était son teint d'un rose mat, puéril et chaud en même temps, qui lui donnait une sorte d'ingénuité ardente, de passion qui s'ignorait elle-même.
Et puis ses yeux d'un gris profond et tendre comme du velours. Il y avait en eux une telle amitié pour l'univers que moi-même en fus ému. Et je ne sais pourquoi je n'osai obéir à mon premier mouvement qui avait été de la souiller.

  • Les Cœurs purs, Joseph Kessel, éd. Gallimard, 1934, p. 130


Comprenez-vous, ils ne changent jamais d'expression. Jamais. Ni lorsqu'il sourit, ni lorsqu'il donne des ordres les plus sanguinaires, ni dans l'attaque, ni dans la fuite. Ce sont des yeux qui savent tout et qui, pour la vie, en ont fini avec le doute.
Désirs, craintes, joie, désespoir, amour, vous ne lirez jamais rien de cela dans ce regard. Ces sentiments ont été passés à la meule, réduits en poudre, et il n'en reste plus que ce éclat suraigu, obstiné qui brille dans les petits yeux marrons de Makhno.
Ainsi donc, voilà, face à face, ces deux visages.

  • Les Coeurs purs, Joseph Kessel, éd. Gallimard, 1934, p. 142


Elle se tint d'abord raide et blanche comme pétrifiée. Soudain, elle courut vers le batko, l'entoura de ses bras amoureux, et avec des sanglots, des rires, des mots sans suite, se mit à baiser la face sauvage, toute tremblante de jalousie et de fureur.
Tout le monde se taisait.
Alors Makhno écarta très doucement Sonia, monta sur la plateforme de son wagon :
- Frères, dit-il avec solennité, je me marie. Voilà ma femme devant la loi. Et voilà tout !

  • Les Cœurs purs, Joseph Kessel, éd. Gallimard, 1934, p. 172, 173


Le Thé du capitaine Sogoub, 1926[modifier]

L'antichambre était obscure. Marie Lvovna ne put distinguer les traits du visiteur. Elle remarqua simplement qu'il était de haute taille et se tenait tout près de la porte entr'ouverte, comme retenu par le palier.
– Le docteur ne reçoit pas, dit-elle en français.
N'obtenant pas de réponse, elle répéta la même phrase en russe. L'homme, alors, murmura :
– Je ne suis pas malade.
D'une voix brève, rude et qui portait la trace d'un effort violent, il ajouta :
– Je voudrais me chauffer.

  • Les Cœurs purs, Joseph Kessel, éd. Gallimard, 19, p. 185


La bouffée des braises pénétrait le visiteur et la chatte de la même tiédeur animale. Sans un mot, Marie Lvovna les regardait se chauffer. Enfin l'homme tressaillit.
– Pardon, dit-il, j'avais oublié.
Puis, se redressant de toute sa hauteur, joignant les talons et les bras collés aux flancs :
– Permettez que je me présente : Alexandre Dimitrich Sogoub, capitaine à la division sauvage.

  • Les Cœurs purs, Joseph Kessel, éd. Gallimard, 1934, p. 187


Le capitaine se retourna d'un bloc, voulut essuyer deux larmes arrêtées aux coins de sa bouche pâle, comprit qu'il n'était plus temps.
Sa main mutilée s'arrêta à la hauteur de la gorge, et, machinalement, se mit à frotter le col de la vareuse militaire. Il voulut parler, trouver une plaisanterie, mais soudain, un si triste regard le baigna qu'il n'éprouva plus ni honte, ni regret d'avoir été vu pleurant. Une douceur profonde lui vint au contraire, une douceur enfantine qui s'enivrait de sa propre faiblesse et de son impuissance.
Ce fut une voix d'enfant blessé qu'il dit :
– Vous comprenez, n'est-ce pas ? Cette gaîté, ce dimanche, ces gens qui se reposent… Pourquoi, pourquoi ?

  • Les Cœurs purs, Joseph Kessel, éd. Gallimard, 1934, p. 194


Le docteur avait peur d'affronter la misère qui l'attendait au salon. Ce n'était pas par manque de bonté. Un pauvre ordinaire, il savait comment le traiter. Mais celui-là, plus que son dénûment, souffrait d'humiliation, et le docteur avait l'esprit trop éveillé, la sensibilité trop critique pour ne point partager une gêne qui le paralysait. Il mesura une fois de plus combien, pour les actes de foi, de charité, de dévoûment, l'intelligence était encombrante.

  • Les Cœurs purs, Joseph Kessel, éd. Gallimard, 1934, p. 202, 203


Il était déjà dans l'antichambre. Comme Marie Lvovna l'accompagnait, il s'inclina vers sa main, mais elle était d'une génération qui, par soif de simplicité, n'admettait point ce geste et recula un peu.
Le capitaine Sogoub murmura, et jamais prière ne fut plus ardente.
– Laissez, laissez ! C'est tout ce qui me reste !
La porte claqua. Marie Lvovna demeura immobile. Ensuite, de son pas égal et silencieux, elle alla desservir la table.

  • Les Cœurs purs, Joseph Kessel, éd. Gallimard, 1934, p. 220


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